Balise N°13, Kawa Ijen, chapitre 3

 Grâce à eux

Le trafic sur le chemin augmente peu à peu. Les touristes montent par petits groupes : vestes de rando, bermudas beige et petits sac à dos. Les porteurs avec leurs paniers vides : T-shirt passés, pantalons rapiécés et bottes percées. Au détour d’un virage arrive la petite famille : Stéphanie avec Elian sur le dos, Candice et Vaïk, avec eux un porteur. Tous ont le sourire, je trouve de suite un réconfort dans leurs regards. Je serre la main du porteur et m’efface de peur de casser quelque chose. Ils sont lancés, je fais demi-tour et c’est reparti cette fois, je ne serai pas seul.

Le porteur tient fermement la main de Vaïk. Stéphanie lui parle en anglais, il parle suffisamment pour échanger. Je les écoute. On marche bien, par mimétisme je prends la main de Candice, je sens par sa poignée de main qu’elle est contente. C’est vrai que c’est un geste qu’on fait rarement. Stéphanie garde Elian sur le dos bien calé dans l’écharpe. On rattrape des petits groupes, ça rigole. Le porteur « Solgun » (en espérant ne pas écorcher son nom) nous parle de lui, de ses 2 enfants. Je ne sais pas lui donner d’âge. Il ne pèse pas plus de 60 kg. Son visage ne porte pas la rudesse de son quotidien, impossible d’imaginer son métier de forçat. Son image est en rupture avec mes souvenirs des photos de Salgado. J’ai même des doutes sur ses capacités à aller chercher 80 kg de soufre au fond du cratère où j’étais tout à l’heure. Je me retiens, ne pas entrer de suite dans mes questions.

A la cahute, sous la lèvre du volcan, Solgun nous fait soulever un double panier de 80 kg. Il le place au bout de deux barres parallèles à hauteur et nous propose de le ramener à sa place initiale. C’est pour la photo souvenir. Mais comment comparer des efforts d’une vie avec « déplacer à plat 80 kg sur 3m ». Je me prête au jeu même si je trouve cela complètement décalé. Son travail est réduit à un amusement à touristes. On repart ensemble vers le cratère.

Les premiers porteurs redescendent, les doubles paniers sont plein de blocs de soufre. Chaque appui au sol fait onduler la charge. L’onde traverse leur corps, leurs genoux semblent se croiser à chaque pas. Malgré la charge, l’impression de souplesse prédomine. Ils semblent faire des arrêts fréquents en posant leurs charges sur les bords du chemin. De petites plateformes sont aménagées tout le long de la descente, à l’aide de troncs d’arbre, de cavités creusées dans les talus ou de gros cailloux qui paraissent avoir été déposés rien que pour ça.

Solgun nous dit travailler tous les jours, il fait deux aller retour un premier voyage entre 5h du matin et 9h, un second pour être de retour avant 14h. Comme tous, il travaille indépendamment et vend le soufre pour 1000 roupies le kg. La charge habituelle est de l’ordre de 80 kg par voyage. Il gagne donc environ 160 000 roupies par jour, soit 12 euros, soit 2 fois plus qu’un métier classique en Indonésie.

Les petits grimpent comme des chefs même si « C’est quand qu’on arrive ?» fait écho de l’un à l’autre. Juste sous la lèvre du cratère on change de monde. La forêt laisse place en quelques mètres à un désert de cendre. Quelques troncs blanchis témoignent d’un passé moins acide. Le flan du volcan est brulé par les fumées débordant du cratère par le petit col. Le sol est sillonné de ravines sans vie. Tourné vers le cratère, un épais nuage blanc nous fait front. L’air pique légèrement. On se pose sous le panneau d’interdiction de descendre, comme les autres touristes. Pour l’instant ce n’est pas top mais ca va se dégager. Notre attente de 2h au volcan Kelimutu le mois dernier, récompensée par un déchirement céleste, nous donne un optimisme sans fin.

Comme beaucoup d’autres porteurs croisés en chemin, Solgun a des petits moulages en soufre qu’il vend le prix qu’on veut. Un crabe pour Elian, un ours pour Vaïk et une tortue pour Candice, un plaisir inattendu pour les 3 : Papa et Maman sont d’accord pour les acheter. Acheter un objet qui n’a pas de prix, pas simple. Je tente de calculer un prix de revient : les moules sont des moules à gâteaux en plastique sans valeur, le soufre ne coute rien et il doit falloir 2 minutes pour faire un moulage. D’un autre côté, on veut le remercier de son aide dans la montée, de son rôle de guide improvisé et donner un coup de pouce. On lui donne 100 000 roupies (8 euros), un peu plus qu’une demi-journée de travail. Il sourit et son visage semble s’éclairer un instant. Je m’apprête à lui demander si je peux le suivre au fond du cratère pour voir son travail. J’ai espoir de prolonger la bonne relation de la montée et de pouvoir aller plus loin dans la discussion, prendre des photos, aller sentir les vapeurs de soufre. Il nous propose de l’accompagner en bas pour 100 000 roupies de plus.  On décide de ne pas descendre en famille, Stéphanie reste en haut avec les petits. Un nuage de gaz comme ce matin ne serait pas le bienvenu avec des enfants ! J’accepte donc. Grâce à eux, j’y suis.

Stéphanie et les enfants restent sur la lèvre du cratère, on sent que l’épaisseur du nuage s’amenuise, on distingue maintenant la partie droite du cratère. Toujours pas de lac en vue. Il faut attendre, les éclaircies vont venir avant la pluie de chaque après midi.

Solgun et moi descendons, ensemble.

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5 Responses
  1. carine et bernard says:

    Merci Adrien. c’est un très beau témoignage que tu parviens à nous faire ressentir.
    Carine

  2. valerie says:

    Tu peux te convertir en « rapporteur »,avec en plus de belles photos comme tu sais le faire,le conte serait parfait…..

  3. Véronique & David alias les voisins says:

    on se sent comme dans un roman, mais en vrai, du coup on attend le chapitre suivant en trépignant… Merci !

  4. Alexis says:

    un métier où tu souffres…

  5. sabine and co says:

    merci pour ce magnifique témoignage…pas grand chose à rajouter, on a l’impression d’être avec vous sur ce volcan chargé d’emotions. Tu nous les partages tellement bien que je suis sure que le porteur du premier chapitre les a ressenties lui aussi…
    Merci!

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